• Cène Vivante

    Jackie me tenait le bras tout en remuant la sauce qui mijotait avec un chapelet de petits bruits chauds et parfumés. Elle touillait comme elle disait, avec une grosse spatule de bois, le ragoût de son invention avec des poignées de morceaux de lards, de tomates, champignons, des morceaux de foie ou de cœurs, de minuscules côtelettes de je ne sais quoi, et puis des légumes dont parfois j'avais jusque là ignoré l'existence même, à commencer par les couleurs et les formes qui ne me disaient vraiment rien. Jackie autant être honnête là-dessus, n'éprouvait pas une passion folle pour la cuisine, comme pour tout ce qui concernait les tâches ménagères en général. Eh oui, je ne pouvais en société me vanter d'avoir déniché une perle. Elle avait un côté à vrai dire jolie chatte capricieuse. Elle adorait se mettre en boule sur le fauteuil de velours rouge et tout râpé et jouer des hanches en tendant les bras pour s'étirer les muscles. Elle adorait bien d'autres choses aussi. A commencer par moi je me disais. Ce que j'avais la faiblesse de croire en tout cas. Même si le moindre compliment semblait devoir lui arracher la bouche. Elle aimait tant de choses que je ne saurais jamais faire la liste. Et j'ose à peine dire à quel point elle aimait la vie tant l'image ressemble à une mauvaise publicité, mais je ne trouve rien de mieux. Elle aurait adoré n'importe quel coin de l'univers dans lequel elle aurait de toute façon réussi à caser son vieux fauteuil de velours râpé et quelques caisses de souvenirs qui tenaient surtout de l'étalage de brocanteur. Et moi j'en aurais été aussi fou et je me serais tué pour le privilège de m'arracher le nez avec elle sur la planète de son choix. J'en parle au passé parce qu'elle n'est plus là depuis ce fameux ragoût auquel je suis en train de penser. Bien sûr elle est toujours vivante en moi, sa peau, son odeur, et tout le reste. Mais la formule est connue par cœur depuis belle lurette et je m'épargne de la réciter jusqu'au bout. Jackie est partie une tiède, je n'ose dire douce, soirée de printemps. Elle est bel et bien morte, voilà la vérité. Et toujours sur l'écran le film sans fin. Ce fameux soir pour lequel elle s'était faite toute mignonne et en mon honneur j'ose croire, et comme elle savait s'y prendre de temps en temps pour que je pardonne quelques journées méchantes passées à me saigner à blanc, oui ce soir de fête précisément avec un bon petit plat, un fameux pinard et de l'amour en veux-tu en voilà, elle avait décidé qu'elle ne partirait pas vaincue et soumise comme un animal aux portes de l'abattoir. Seulement trois semaines plus tôt là elle avait apprise avec un taux de certitude vraiment très élevé que son temps de vie était compté. Elle allait partir. Et si j'ai des frissons rien qu'en écrivant les mots, je ne me fais pas d'illusion. Quoique je prétend bénéficier d'une bonne imagination capable d'éprouver une authentique compassion. C'est elle qui allait mourir, et je ne saurais jamais malgré tous mes efforts ce qu'elle ressentait réellement en touillant le ragoût avec la grosse spatule de bois. Mourir, qu'est ce que ça veut dire vraiment, et quel est le secret.

    .. je prendrais tous les chemins. J'essayerais tout ce qui est possible d'essayer. Humainement. Je lirais ce que disent les sages et les savants, les philosophes et aussi les curés et les vrais mystiques. J'écouterai les gamins pourquoi pas et les vieilles femmes qui ont de l'imagination. Bien sûr j'inventerai mille situations pour vivre le sentiment au plus près.. Mais je ne partirai pas sans comprendre. Et puis de toute façon que puis-je faire d'autre. C'est ma nature.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :