• Jorquino

    Il s'appelle Jorquino et d'emblée tient à me faire savoir qu'avec lui les rigolos ne vont pas bien loin. C'est du moins ce que je lis entre les lignes. Il tient autant à me donner des gages qu'à me mettre à l'épreuve. J'habite le sud du Pérou et je peux te rencontrer ce soir à huit heures pour toi. Pile. Je suis perplexe et comme souvent dans ces cas là je ne trouve rien de mieux à faire que de me gratter la nuque. Je sens que le côté sportif de la proposition ne me plaît pas trop en vérité. Il m'envoie un mandala qui frappe d'emblée par un ton bleu d'une clarté presque surnaturelle, et c'est sans doute ce qui me décide à accepter son offre. Il est exact au rendez-vous. A-t-il jamais douté de ma réponse. Le bleu brillant du mandala s'anime lentement dans le sens inverse des aiguilles de montre. Je suis le vide presque parfait dans lequel la roue grandit en trois dimensions, atteignant bientôt la taille d'une étoile. Mais le vide immense ne se comblera jamais. Je voyage sur sa ligne de vie. Sans effort. Je me laisse guider par les sons râpeux qui balisent la route éclairée de lanternes millénaires. Je sens naître en moi le projet de visiter un continent vierge de toute hérésie humaine. Je ne vois pas le soleil, la voûte est bleue, si ce n'est noire. La mandala qui m'a ouvert la porte a disparu. J'aperçois des ombres au loin, sans pouvoir en préciser l'origine. La route s'éclaircit et une lumière blanche comme un soleil d'hiver m'accueille au bout du tunnel. Jorquino est là bien debout sur le haut plateau entre les sommets couverts de neige immaculée. Je sais que nous sommes sur la cordillère, et comment pourrais-je l'ignorer avec cet air glacé qui me transperce jusqu'aux os. Tiens mon ami. Fait-il en me tendant un manteau ou plutôt une sorte de cape traditionnelle. Riant de me voir grelotter ainsi. Il est plus jeune que j'imaginais. Tu as fait bon voyage. Il dit en riant. Sans se moquer et tout compte fait il a l'air doux et humble. Je m'enveloppe du manteau et le froid cesse immédiatement comme mes tremblements. J'enfile un bonnet de laine. D'un coup il fait bon et j'ai chaud jusqu'aux os. Alors lentement je me tourne et admire les cimes qui nous entourent. C'est beau n'est-ce pas. Fait mon hôte. Marchons un peu. Est-tu heureux d'être ici. Il me demande. Je le regarde. C'est toute ma vie. Je répond en souriant. Je sais. Reprend-t-il. Je cherche seulement à être poli. Je ne suis après tout qu'un pauvre représentant de cet ancien continent du milieu bien moins civilisé que le tien. Je suis bien obligé de faire des efforts. Nous rions ensemble cette fois; Tout en survolant un lac clair et sans l'ombre d'une ride en surface. Une longue bande d'eau pure qui semble ici depuis toujours, sans jamais subir le gel. C'est étrange. Je fais. Elle ne gèle jamais. Me répond-t-il alors que déjà nous marchons sur un sentier de montagne au milieu d'une maigre végétation. C'est magnifique. je lui dis en ouvrant les bras. J'ai parfois peur d'apprendre que les hommes cherchent les ultimes traces de beauté sur Terre pour les polluer comme il se doit. Y mettre des hôtels ou une base aérienne pour être sûrs de ne pas se tromper. Quand tout sera pourri, et ils se dépêchent d'y arriver, on finira bien par oublier comme c'était avant et toutes les conneries humaines dont on aurait pu se passer. C'est pour cette raison qu'il est urgent de faire disparaître les dernières traces de civilisation pré-humaine. La perfection de notre mère nature. Qui aura encore le courage de comparer la beauté originelle et le cloaque que va laisser tout ce gaspillage. Il me prend le bras. Je me doutais que tu avais de la colère en toi. Je l'observe légèrement surpris. Ne fais pas attention à ce que je dis. Je n'ai jamais quitté cette région. Pourquoi donc. Je lui demande. Je sais ce qui se passe partout ailleurs dans le monde. Mais je préfère ne pas y coller mon nez de trop près. Je ne voudrais pas devenir méchant. La ballade se prolongea sur je ne sais combien de kilomètres. Plus d'une centaine sûrement, et sans jamais apercevoir le moindre signe de vie. Pas plus d'hommes que d'animaux. Je n'éprouvais aucun besoin de parler, et quand à Jorquino il lui suffisait d'un geste pour me faire comprendre des histoires qui auraient nécessité des heures d'explication à d'autres. Mais dis-moi mon ami. Il finit tout de même par dire alors qu'on posait le pied sur un gigantesque plateau de pierre grise. Tu ne commences pas à ressentir une petite faim. Je me frottais le dessous du menton. En fait je crois que j'ai surtout soif maintenant. J'aurais du y penser. Quelle hôte misérable je fais. Il me conduisit à son village qui nous apparut presque aussitôt sur le flanc de la montagne en plein soleil. C'étaient de petites maisons blanches aux toits végétaux. On y croisait des habitants à la douceur miraculeuse. On prit place sous un auvent qui semblait nous attendre et une vieille s'avança pour m'embrasser sur le front. Elle me souriait mais je ne pouvais malheureusement comprendre ce qu'elle disait. Du fait qu'elle s'exprimait dans une langue qui ne ressemblait à rien que je puisse identifier. Mais comme elle me fixait en souriant avec les mains jointes. Elle hochait la tête. J'eus le sentiment qu'elle disait. Alors c'est lui. C'est lui répondit d'ailleurs Jorquino. Je me vis offrir des galettes, du fromage aux herbes merveilleusement parfumée, des fruits. Une étrange bière aussi, qui fut servie dans des bols en argile blanc. Pendant que nous mangions en silence sous l'auvent des villageois passaient. Tous souriaient et s'arrêtaient à peine. Ce fut comme un défilé. Ils portaient pour la plupart les mêmes et simples costumes de toile ornée de couleurs vives, et des bonnets de laine pareils au mien. Une température agréable, presque tiède avait remplacé le froid des cimes. Et nous mangions dans un grand silence. Au bout d'un moment vers la fin du repas je le remerciais pour son hospitalité. Puis je m'étonnais de n'apercevoir aucun enfant dans le village. En disant cela je remarquais soudain qu'hormis Jorquino, les habitants étaient très âgés. Je lui fis part ce ma réflexion et il fit mine de se moquer. Tu es un fin observateur. Alors il est temps que j'apporte certaines explications. Il s'essuya la bouche. Pour comprendre l'histoire de mon peuple il faut remonter près de six siècles en arrière, quand les Longues Dents, décidèrent de conquérir un territoire qu'ils avaient méprisé jusque là. Mon peuple s'y était réfugié depuis des dizaines de générations pour échapper aux guerres et aux prêtres qui les menaient. L'instinct de mort régnait sur le continent, tu sais de quoi je parle, l'Onde Noire qui a brisé le vide. Ne serait-ce pas ce que vous avez toujours appelé le Mal.. L'humanité entière est soumise aux forces sombres, mais contrairement à ceux qui ont appris à penser par eux-mêmes, et qui comme en occident ont forcé les pulsions à s'expliquer, nous ne savions faire que deux choses, fuir ou affronter la barbarie avec ses propres armes. Essaie d'imaginer des familles entières sacrifiées et baignant dans le sang. Les enfants devant leurs mères, leurs pères, égorgés sans l'ombre d'un sentiment humain. Les coeurs arrachés avec des gestes de bouchers pour des Dieu jamais rassasiés, et pour cause, ils n'avaient rien demandé. Les miens s'étaient réfugiés dans une vallée peu hospitalière juste en bas de cette montagne. A force de travail la région se transforma. Grâce à l'utilisation de canaux qui en récupérant l'eau des montagnes perdu jusque-là, rendit fertile un sol qui semblait aride. Les Longues Dents pour leur part connaissaient la faim. Ils ne s'étaient jamais abaissés à travailler la terre, se contentant de piller tous les peuples à leur portée. Mais ceux qu'ils n'avaient pas encore massacré avaient fini par fuir. Autour de ces démons c'était maintenant le désert. Ils vinrent jusqu'à nous, poussés par la faim et le besoin de chair fraîche. Une grande partie de mon peuple disparut en tentant de se défendre ou sur les pierres de sacrifice. Seules des femmes furent épargnés et transformées en servantes ou esclaves sexuelles. Quelques familles peu nombreuses parvinrent à fuir et trouvèrent refuge sur la montagne. Ici-même et aux alentours. Seulement il n'y avait rien. Pas le moindre buisson pour calmer la faim. Très peu d'animaux vivent à cette altitude, des rongeurs, de petits carnassiers, et les rapaces. Les grands condors seuls se plaisent par ici. Les survivants des massacres allaient mourir de froid et de faim. D'autant que Les Longues Dents s'installaient par milliers au bas de la montagne. Ce n'était plus une simple expédition. Ils occupaient nos maisons, nos champs, se plaisaient dans le doux climat de notre vallée. Il en arrivait sans cesse de nouveaux, chassés par de mystérieux ennemis qu'ils semblaient craindre autant que nous les craignions nous mêmes. Tous les diables trouvent un jour leurs maîtres. Alors ce qui restait de notre peuple se réunit et le conseil des anciens décida de s'adresser aux hommes-esprit. Ce qu'ils n'avaient jamais fait jusque là et brisant ainsi le tabou. Depuis plus de dix générations il leur avait été interdit de se mêler des affaires de la communauté. Tu connais l'histoire de notre continent; Tu sais le pouvoir des prêtres et toutes les atrocités auxquelles ils se sont livrés. Le sang du Diable coulait malheureusement dans leurs veines , et pour des raisons pas toujours si mystérieuses qu'on voudrait croire. Ils étaient passé maîtres dans l'art des drogues, mais certaines donnaient le pouvoir de se libérer des chaînes humaines pour se rapprocher au plus près des grandes Forces Créatrices. Le sang humain était la nourriture de cette ambition. Les prêtres réclamaient des autels de sacrifice géants en forme de pyramide, qui les rapprocheraient des Dieux. Les peuples mourraient de faim et de fatigue pour satisfaire cette folie sanguinaire. Mais qui s'en souciait alors qu'ils étaient tenus en esclavage par des êtres parvenus au sommet de la puissance et maîtres d'une civilisation inhumaine. Les sacrifices servaient à libérer les castes supérieures de toutes formes de compassion. Là était le vrai secret de leur puissance. Quand aux drogues rituelles elles étaient chargées de modifier la conscience d'entières populations. La cruauté était devenu un art aussi terrifiant que fascinant. Entièrement au service d'une petite caste sans scrupules. Voilà pourquoi nos anciens avaient mis à l'écart ceux que nous appelions les hommes-esprits. Leur rôle se limitait à souhaiter la bienvenue aux enfants qui naissaient, les accueillir dans ce monde par des formules de paix afin de leur éviter de sombrer dans la folie destructrice qui accablait le continent. Les hommes-esprits devaient aussi accompagner les mourants, les remercier au nom de toute la communauté pour leur travail et la générosité dont ils auront fait preuve, leur souhaiter un beau et long voyage dans l'autre monde. Puis surtout promettre que leur esprit serait honoré jusqu'à la fin des temps. La crainte de voir les prêtres s'emparer du pouvoir était telle à cette époque que toutes les grandes cérémonies avaient été abolies. Les rites anciens et l'âme collective se transmettaient dans les seuls vrais instants qui décident du sort des humains. La naissance et la mort. Il n'était plus question de naissance ici-même où nous nous trouvons, mais la mort ouvrait les bras aux survivants. Alors on demanda pour la première fois aux hommes-esprits s'il détenaient encore le pouvoir de sauver la communauté. Seuls trois d'entre eux avaient survécu. A genoux sur le sommet d'un haut pic rocheux ils firent entendre les chants adressés à Kiwhalpa, l'esprit de la nuit qui autrefois veillait sur notre peuple. Il y avait bien longtemps que nul ne s'était adressé à lui. Certains l'avaient même crû disparu comme disparaissent les esprits qui ne sont plus honorés. Sous l'effet du colaks la boisson sacré de notre peuple les hommes-esprits ne ressentaient aucune forme de fatigue. Jusqu'au lever du jour les chants magiques portaient l'âme du minuscule peuple Azdeks jusqu'à l'esprit entier et non divisé de Kiwhalpa. Tout autour les survivants se terraient, partagés entre la crainte et la honte. Ils avaient négligé l'esprit de la Nuit depuis si longtemps que celui-ci pouvait bien choisir cette épreuve pour se venger . Mais au petit matin Les trois hommes-esprits se turent, et Alopatal, le plus ancien des trois se leva et comme par enchantement le tremblement qui ne l'avait pas quitté de la nuit cessa. Son visage était gris et dur comme la pierre, ses lèvres sombres. Ouvrant les bras il dit. J'ai vu tous les destins qui nous attendent. Kiwhalpa le généreux n'éprouve aucune colère envers son peuple. Mais il ne combattra pas ses ennemis. L'Esprit de la lune a dit que le prix de la vie sera celui du sang. La survie et la liberté des derniers Azdeks aura le goût de la mort. Après quoi il se tut un long moment. Au bas de la longue flèche de pierre les hommes et les femmes tremblaient en attendant qu'Alopatal accepte de dévoiler l'avenir choisi pour eux par Kiwhalpa. Il suffisait de lire la peur sur leurs visages pour savoir qu'ils s'y soumettraient, quel que soit le prix demandé par l'Esprit de la Nuit. La vie et la liberté au prix du sang. Tel était le message délivré par l'ancien, et chacun se demandait ce qu'il leur réservait. Alors on vit Alopatal s'avancer tout au bord de l'abîme, ne gardant que quelques centimètres de rocher sous ses pieds. Si peu que tout mouvement pouvait désormais lui faire perdre son fragile équilibre. Mais gardant ses longs bras toujours écartés, il chercha nullement à revenir en arrière. D'un léger mouvement il se laissa tomber dans le vide jusqu'aux pieds de son peuple qui l'accueillit par un cri d'horreur. Du haut du rocher ils entendirent les derniers hommes-esprit entamer non pas le long chant plaintif de la mort mais celui curieusement caquetant et rythmé de la naissance. Devant eux les premières lueurs du jour éclairaient un corps démembré et ensanglanté duquel s'échappait des bouillons rouges et fumants.


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