• Une fois de plus j'ai passé un long moment dans le jardin des fées. C'est le plus beau coin d'univers qu'on puisse imaginer. Un bout de landes légèrement pentu et exposé au sud. Face aux montagnes qui se couvrent de neige dès le début de l'hiver. La flore y est remarquable, plus riche que la nature environnante. Généralement verte et douce. Des plantes colorées de rouille parsèment la colline. On aperçoit des rochers et même des pierres éparses assez nombreuses qui semblent avoir été recrachées directement du sol. La roche pourtant est rare par ici. D'un relief sauvage la vallée semble avoir repoussé toutes les tentatives d'installation. Personne ne s'est avisé d'y planter une de ces belles fermes aux contours usés comme on en voit partout dans la région. Les troupeaux aussi, de larges files de moutons menés par des bergers à chapeaux, ne sont que de passage. Comme tout le monde d'ailleurs. A la nuit tombé les ombres sortent de terre et dansent des polkas. En plein jour ce sont les rapaces qui font la loi. On les voit planer et dessiner des symboles compliqués, avant de fondre sur une proie que la vue basse des humains n'aurait jamais deviné. Je perd parfois un temps fou à les admirer, quand ils sont à deux surtout, en couple. Toute cette vie belle et cruelle sur le fond gris clair du ciel sans fin. J'arrivais ce lundi au plus beau moment de la journée. Quand le soleil au sud-ouest va disparaître à l'abri des collines rondes. L'océan n'est pas loin. Et on croit le deviner dans les gerbes d'or du soleil couchant. De la hauteur où je me tiens, je domine toute la scène comme si j'étais le roi de ce monde. Mais il n'y a pas de roi dans le coin. Juste une fée disparue il y a tout juste deux ans. Ce qui ne veut rien dire pour une fée éternelle. Chaque pierre et bout de rocher dans la lande est un grain de poussière, parmi les millions épars des cendres grises que moi et les autres avons dispersés ce jour là à la même heure. Il n'y a pas de quoi pleurer. Ce n'étaient après tout que les déchets organiques d'une enveloppe corporelle. Ma fée est toujours bien vivante, et je n'ai aucun doute là-dessus. Avec les autres. N'empêche que c'était tout de même une sacrée belle enveloppe corporelle. Comme je ne suis pas près de retrouver à mon âge. Et là je dois bien reconnaître, bon gré mal gré, qu'il y a tout de même de quoi pleurer.

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  • Très vite dès que la nuit tomba, on vit apparaître des bols dorés circulant de mains en mains et qui contenaient le Solar. Mais que l'on appelait ici boissons énergisantes. De simples rafraîchissements si on s'en tenait à la banalité du vocabulaire qui servait à désigner sa distribution. Puis se formèrent des groupes qui tournaient joyeusement ou d'une manière lascive entre les allées, et passaient d'un atelier à l'autre pour écouter des Animateurs ou restaient quelques minutes à fixer de grands écrans sur les murs de la Tour du Végam. On y passait des films d'animation ou de longue scènes de nature truffées d'images subliminales. Dans la grande pièce certains se mirent à danser au son des haut-parleurs en attendant le groupe de musiciens qui n'allait plus tarder à monter sur la scène basse dressée contre un mur. Leur nom était peint en lettres dorées sur un large tissu noir. Ils s'appelaient les "Heart of God". Todd aperçut Oliver et Olga qui accompagnaient les musiciens se dirigeant vers la scène. Il lui parut évident qu'Oliver bénéficiait d'une attention toute spéciale, et baignait dans un bain de miel permanent depuis son arrivée. On le saluait et le caressait à tout instant, et cela ne pouvait être que le résultat d'un travail concerté. Le falot boutonneux ne s'était pas transformé en une créature charismatique et bouillonnante d'énergie en un rien de temps, mais glissait sur un rail artificiel qui le maintenait au-dessus du sol, le rendait fou d'orgueil, et le grisait jusqu'à la moelle. Il vivait le miracle dans un bonheur parfait, les yeux maquillés d'or et de noir et plus larges que des soucoupes. Olga vint onduler une seconde contre Todd et s'en éloigna avec une moue de défi à jamais indéchiffrable. Aussitôt après les « Heart of God « entamèrent leur prestation dans un brouillard de lumière et les signes du dogme qui tournoyaient à toute vitesse sur les parois de la grande salle. C'était bien la même musique qui pinçait les sens à l'Institut de Genève, et qui était la marque sonore et hypnotique du Végam, la bande-son qui accompagne les âmes sur le chemin de lumière, ou peut-être l'hymne d'un nouveau peuple. Todd vit que ces hommes et femmes ne risquaient plus le suicide, ou la folie brutale et incompréhensible. Ils avaient déjà un pied dans la nouvelle civilisation, et plus rien de ce qui se passait dans l'ancienne ne pourrait désormais les affecter. Mort ou excommunication leur étaient indifférent. Oliver dansait au milieu de la grande salle et tenait par les mains une très jolie jeune fille blonde qui ne le quittait pas des yeux, et se mouvait avec le bonheur et la grâce d'un papillon blanc. Dans la joie absolue et insouciante qui inonde l'esprit des éphémères. Ceux-là avaient surmonté le traumatisme initial, et n'avaient plus de compte à rendre aux anciennes valeurs et aux morales du passé, et ils le savaient. La liberté de l'esprit et des sens allaient de pair, et allaient s'accoupler dans tous les coins de Chackilon, les pelouses, les lits, les fauteuils, sur le sol de la Tour du Végam, ou bien contre le mur sous la véranda.. qu'importe. Sans retenue, et les veines bouillantes du Solar qui y coulait leur conférait force et joie. Todd fixa quelques instants un écran sur lequel d'interminables travellings embarquaient les passagers dans des canyons profonds et des plaines sans fin parcourues à des vitesses hallucinantes. La nature transformée en manège de l'esprit et qui à son tour se mettait au service de Végam. Le triomphe d'un nouveau monde reconstruit sur les antiques ruines, loin des imperfections et des souffrances oubliées en chemin par le premier Créateur, comme des scories de son travail, et les faiblesses de sa propre volonté. Les failles trop visibles de son pouvoir qui ont amené certains à le contester. Un monde trop parfait pour Todd qui choisit de rentrer chez lui et pourquoi pas se coucher, en attendant le lendemain qui lui ferait retrouver le soleil et un climat amical en cette saison, autant pour le corps que l'esprit. Il comptait aussi s'adonner à une longue course sur une route tranquille qu'il venait de repérer filant entre les plantations d'agrumes, et préférait pour cela se lever tôt et bénéficier de la fraîcheur du petit matin.


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  • Le brouillard qui noyait toute la longue vallée se révélait d'une étonnante densité ce matin là. On n'y voyait pas à vingt mètres et on ne comptait plus les accrochages aux carrefours. Certain d'ailleurs que les carrossiers de la ville se frottaient les mains en douce, autant que les kinés et autres réparateurs en tout genre qui pour quelques temps n'en seraient plus réduits à attendre le client. Mais le vieux Manuel pour sa part y semblait toujours plongé dans ce fameux brouillard. En tout cas son esprit lui l'était. Cela faisait au moins trois fois déjà que le garçon du Café des Sports tentait de prendre sa commande. Monsieur, oui monsieur, s'il vous plaît. Voilà le genre de mots avec lesquels il s'échinait pour le ramener à un état normal de lucidité. Puis agacé il finit par bredouiller un juron vers le ciel qui curieusement eut l'effet recherché puisque le vieux Manuel se tourna vers lui, enfin. Mais ses yeux étaient rouges, comme tâchés de sang. Il mit encore plusieurs secondes avant de pouvoir bredouiller quelques mots intelligibles. Il demanda une eau minérale, et le garçon s'en retourna visiblement contrarié. Comme s'il avait fourni un effort disproportionné au vu du résultat. Comment pouvait-il deviner alors qu'il venait d'être embauché que son client ne touchait plus une goutte d'alcool depuis des années. Après que son toubib soit passé par là avec une interdiction ferme et définitive. Le vieux Manuel tourna son regard vers le dehors et la rue, grise, et sans intérêt, pour voir les choses d'une manière toute mécanique. Il connaissait par coeur les trois rues qui partaient en éventail à partir du Café des Sports, et rien n'avait véritablement changé dans ce quartier du centre depuis l'année de son arrivée dans la vallée. Cinquante et un ans plus tôt. Certes il n'y avait plus d'usines pour cracher des fumées aussi épaisses et chaudes que les flammes de l'enfer. Mais en même temps que les tristes manufactures et les forges toujours noires de crasse, c'était toute la vraie vie qui avait disparue de la ville. Le plus étonnant était qu'il ne ressortit jamais de la cité noircie après y avoir débarqué au bout d'un voyage direct et sans fioritures. Il n'était plus rentré au pays comme par une sorte de principe et alors même que personne ne lui avait jamais rien demandé. Mais il n'aimait pas plus les voyages que les retrouvailles. Et encore moins les adieux avec tous les regrets qui vont avec. Malgré l'humidité ambiante il se sentit d'un coup presque crever de soif, du moins c'est l'impression que lui donnaient ses lèvres sèches et les courbatures qui lui brisaient toute la région du ventre et le bas du dos. Ces courbatures qui ne le quittaient plus depuis des mois étaient le résultat de la maladie, une faiblesse qui au début lui parût plutôt inoffensive, une sorte d'avatar de l'âge. Insuffisance rénale avait dit le professeur six ou sept ans plus tôt. Mais aujourd'hui le corps était à bout, littéralement, et il allait casser pour de bon. Manuel en avait la certitude, précisément depuis une heure, ou un peu plus. Mais en vérité il le savait depuis plusieurs mois déjà, depuis qu'inexorablement il sentait ses forces vitales couler sur sa peau. Comme une fuite d'huile sur un vieux moteur de voiture qu'on ne cherche plus à réparer. Parce que ça ne vaut plus le coup, et que de toute façon après la fuite, il y aurait tout le reste à changer. Il allait sur ses soixante-dix huit ans. Il baissa la tête et comprit d'un coup ce qui lui échappait depuis le début. Qu'est ce que je suis venu foutre ici... Il resta un bon quart d'heure dans cette position raide comme un marbre. Quand il se décida à rappeler le garçon d'un geste tremblant. Il dut s'y reprendre à deux fois pour que ce dernier comprenne bien de quoi il s'agissait. Un grand verre de Porto.. Puis il replongea dans son monde vide et silencieux. Avec une seule question en retard de cinquante ans et pas le moindre début de réponse. Qu'est ce que je fous ici..


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  • Il n'y aura pas de répit sur le front du Mystère ou en tout cas c'est pas demain la veille qu'on verra Les Nôtres revenir en sifflant du champ de bataille. Et oui, les uns après les autres, on y passe tous comme à la parade. Pas un seul n'est de retour jusqu'à présent. Enfin, il y en a bien un, très célèbre, mais par orgueil il s'est crû obligé de dire qu'il était lui-même un tiers de l'équation. Alors écartons le pour l'instant. Je ne parle même pas ici de remporter une victoire. Considérer la qualité des combats et des pertes est déjà bien suffisant. Cent pour cent des candidats à la vie éternelle fauchés en rase campagne. Un génocide implacable qui n'a pas failli une seconde depuis les origines et la fameuse soupe vivante d'où paraît-il on est tous sorti comme d'un chapeau pendant un spectacle de cabaret. Ce qui devrait nous pousser à un peu plus de compassion quand on voit l'humanité tout entière affronter l'Inconnu et sa machine de guerre avec de simples lance-pierres. Au lieu de ça bien sûr on ne trouve rien de mieux à faire que de se prosterner devant le Tueur masqué et éventuellement aussi de lui donner un coup de main en nous étripant les uns les autres. Ceux qui lui donnent un nom, quel qu'il soit, et ceux qui prétendent toujours qu'il n'existe pas, n'en savent pas plus en vérité. Ils affrontent un destin parfaitement interchangeable jusqu'à ce qu'on prouve le contraire. Moi je me contente d'apprécier les résultats et je vois bien de quel côté penche la balance. Si nous sommes six milliards aujourd'hui, ce seront autant de cadavres un jour ou l'autre. Le compte est vite fait et on peut être serein pour l'avenir des croques morts, à ce rythme ils sont assurés d'avoir du boulot jusqu'à la fin des temps. Voilà un métier intéressant pour des jeunes pleins d'ambition. De son côté l'Autre il dispose d'une panoplie qui fait mourir d'envie pas seulement les dictateurs, mais aussi les plus lucides d'entre nous. Guerres, maladie, famine, et maintenant le climat lui aussi qui passe à l'ennemi, on est pas aidé. En quatorze milliards d'années à peu près depuis le début de cette partie, j'ai pas l'impression qu'on ait beaucoup avancé. Allez, on a bien repoussé l'âge de la retraite et une fois au repos les plus vaillants veulent toujours En Profiter, comme des bêtes. Je reviendrais plus tard sur cet aspect assez irréel de la civilisation. D'ailleurs ces vieillards qui s'agitent comme des poussins fous dans leur boite me donnent raison sur toute la ligne. Ils pourraient se reposer et tenter avec leur maigres moyens, de regarder l'ennemi en face au moins pour l'honneur. Mais si juste avant d'expirer on leur proposait de passer à la télé on peut être certain que neuf sur dix seraient d'accords. Allez leur offrir un dernier tour de manège ou un rutilant camping-car à la place des Saints sacrements et vous verrez leur réaction. Ce qui démontre bien qu'au fond de leurs petites têtes, ils n'y croient pas. Ils attendent le miracle sans se demander pourquoi ils mériteraient une telle faveur. Les affreux. Ces bipèdes ne se contentent plus d'être humain, ce qui semble bel et bien passé de mode, ils veulent aussi être ridicules. On hésite toujours après ces diverses considérations. Va-t-on se mettre à haïr ou pleurer sur la misérable humanité. Je me pose personnellement la question cent fois par jour. Avec pour seul résultat un mal de tête chronique qui m'oblige à chercher le salut dans des pensées hallucinogènes. Au moins je ne cours plus.


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  • Elle ne les avait pas encore vu, mais elle savait qu'ils étaient là, qu'ils l'avaient retrouvé, et ne la laisseraient plus filer. Sa certitude s'était affirmée de jour en jour depuis le premier détail qui avait cloché une quinzaine plus tôt. Ce fut d'abord une ombre qui rôdait à l'abri des roseaux de l'autre côté de la rivière, et qu'elle ne pouvait jamais apercevoir distinctement, qui pratiquait l'esquive et laissait s'installer le doute. Puis les jours passèrent et ils semblaient se cacher de moins en moins. Comme si l'instant choisi pour en finir se rapprochait dangereusement. A un moment ou un autre ils se montreraient à visage découvert, et elle les reconnaîtrait, comme elle avait imaginé jusque là. Puis l'idée lui était venue, surtout dans les derniers temps, qu'elle aurait affaire à des inconnus, et que la pieuvre chaude déjà s'était régénérée et transformée jusqu'au bout des tentacules. Elle n'aurait même rien à leur dire aux inconnus, et que pourraient-ils entendre, s'ils ressemblaient à ce qu'elle avait été des années plus tôt, alors tout était fini pour de bon, réglé proprement et presque en silence. Elle ne doutait pas de la force de leur esprit. Si elle avait su garder la foi de sa toute puissance qui l'animait alors, elle saurait retrouver les bons réflexes qui la sauveraient pour quelques temps encore, une affaire de mois ou d'années sans doute, pas plus, mais qui seraient toujours bon à prendre pour elle et le petit Jimmy. Son enfant adoré et monstrueux, qui avait en elle anéanti toute cette force patiemment construite en réveillant la mère et cet instinct qui en principe aurait dû être mort et enterré comme pour tous les autres re-vivants. Elle trouva le petit Jimmy derrière la caravane bleue, celle justement qui lui appartenait et qu'elle avait payé de sa propre peau en laissant le gros Sanar s'en délecter jusqu'à ce qu'il crève dans de soudaines convulsions. Il avait cet après-midi là quand c'était arrivé, eu la bonne idée de s'enfiler deux litres de rouge et des cachets avariés ramassés dans une boîte à pharmacie. Mira l'avait fixé pendant qu'il s'attrapait la gorge et tentait d'appeler au secours. Mais elle savait mieux que personne de quoi il périssait, et elle avait encore trouvé le moyen de le traiter de vieux porc pendant qu'il étouffait et ses yeux imploraient. Va en enfer. Elle lui avait encore sifflé en se penchant jusqu'à son nez. Depuis la caravane bleue lui appartenait en propre et elle ne devait plus rien à personne. Elle l'avait transformé en un petit havre frais avec presque une vraie chambre pour le petit Jimmy qui disposait d'un coin à lui tout seul avec des étagères blanches pour accueillir une multitude de peluches et jouets. Elle laissa l'enfant continuer son jeu avec le chien noir qui n'appartenait à personne, et alla s'asseoir en croisant ses doigts sur la table laquée de la caravane. Puis elle fit pivoter légèrement sa tête comme pour s'assurer que les choses étaient bien à leur place dans la demeure. Dehors l'enfant continuait de s'ébattre avec le gentil chien noir oublié là par un voyageur. Elle se souvenait parfaitement de son arrivée dans la région, essoufflée et à demi-morte après un mois d'une fuite folle au travers de plusieurs continents. Rien ne la prédisposait à venir se réfugier un jour dans ce coin du midi de la France dans lequel elle débarquait pour la première fois. Seulement elle avait épuisé toute son énergie à fuir et semer les Disciples qui ne manquaient pas de moyens pourtant. Mais il lui semblait qu'elle avait réussi son coup en débarquant dans ce lieu retiré des Corbières. De toute façon l'enfant allait bientôt naître et il était temps qu'elle cesse de courir. Cet enfant au souffle doux et monstrueux qui devait de plein droit revenir à Bâlam lui même. A la fois son propre enfant et son sérum de vie. Le sacrifice obligatoire du fils pour assurer la vie du père. Malgré la naissance proche de Jimmy il n'avait pas été question de se faire repérer en allant frapper à la porte d‘un médecin ou d‘une maternité, pas plus que de déclaration officielle ou plus tard d'un travail pour les faire vivre. Les Disciples lui mettraient la main dessus en moins de deux. Leurs ordinateurs ultra-puissants et parfaitement réglés l'auraient localisé n'importe où sur Terre, et elle le savait. Même sous un faux nom, en procédant par recoupements et analyses des données médicales ou autres, et elle le savait aussi. Heureusement elle avait aussitôt repéré ce camp de baraquements et de mobil-homes dressé au creux d'une vallée par une dizaine de vieux cinglés pas trop méchants. Elle s'en était approché et comme elle avait espéré ils l'avaient accueilli avec leur façon maladroite et un peu touchante de rescapés du monde civilisé. Tous étaient occupés à dévaler doucement la pente qui ramène aux origines. Alors très vite elle se sentit des leurs et Jimmy avait poussé ses premiers cris au milieu d'une bande de pères et mères hirsutes et curieusement souriants, ne vivant que pour le plaisir simple d'être en vie ou d'une bonne fumée de l'herbe qui poussait à l'abri des regards dans la garrigue et qui aussi les faisait vivre puisque les gens de la ville en raffolaient. Elle se souvenait de vrais moments de bonheur qui dans ces années l'avaient presque comblé. S'il n'y avait eu le gros Sanar pour lui causer du mouron, et parfois l'inquiéter plus sérieusement. Il avait assez vite flairé l'angoisse qui au moindre signe inhabituel transformait son regard, et par petites touches le vieux malin avait compris comment parvenir à ses fins. Ce que lui avait amplement facilité sa situation de vrai propriétaire du camp qui d'une certaine manière avait droit de vie ou de mort sur la petite communauté. Rien ne l'empêchait dans un accès de mauvaise humeur de disperser au vent le village de bois et de carton. Mais Mira marchait désormais au-dessus des minuscules problèmes humains comme l'orgueil ou le dégoût par exemple, et elle avait accepté le mauvais marché de Sanar. D'autant qu'elle en retirait d'autres bénéfices matériels qui l'arrangeaient bien dans sa situation. Elle n'avait qu'une idée en tête, permettre au petit Jimmy de grandir assez pour apprendre la vérité et trouver un moyen d'échapper à son mauvais destin, et pour ça aucun marché ne la rebutait. Malheureusement pour elle le gros Sanar devenait trop exigeant et insupportable, et demandait un prix toujours plus élevé en guise de loyer de la caravane bleue. Alors en un rien de temps à partir du moment où elle s'était décidé, il eut une sorte d'accident et elle récupéra l'habitation pour de bon. On fit aussitôt disparaître le cadavre et ce fut en vérité une délivrance pour tout le monde. Elle se souvenait parfaitement de tout à présent qu'elle voyait tous ses sacrifices partir en fumée avec les Disciples qui rôdaient autour et ne la lâcheraient plus. Jimmy avait six ans, bientôt sept, et son corps allait remplir la fonction pour laquelle il avait été conçu. Cette idée, et plus encore les images qui l'accompagnaient la rendaient folle. Si elle avait simplement pu donner sa vie pour empêcher ce qui devait arriver, elle l'aurait fait sans la moindre hésitation. Mais sa vie ne valait plus rien à présent que Jimmy était sevré comme ils disaient. Ses yeux manquèrent de s'emplir de larmes, et sa vision se brouilla durant quelques secondes, avant qu'elle ne reprenne le contrôle en serrant ses doigts jusqu'à faire blanchir les jointures. Elle savait ce qu'elle devait faire, le seul acte possible pour éloigner à tout jamais le sort réservé à l'enfant dont elle entendait distinctement les cris de joies mélangés aux jappements du chien qu'il devait sûrement tenter de retenir de force. Lentement elle se leva et se dirigea vers un coin de la pièce. Elle tendit les bras au plafond et fit fonctionner un élément de bois qui se révéla être le couvercle d'une cache astucieuse. De là elle ressortit emballé dans un sac plastique le revolver qu'elle avait eu la bonne idée de subtiliser avant les autres dans les affaires du vieux Sanar, sur lesquels ils n'avaient pas manqué de se jeter tous pareil à une bande de coyotes. Elle fut surprise par le poids du métal et le contempla quelques secondes. Après quoi elle s'empara d'une boite en carton qui contenait les balles et lentement, sans cesser d'écouter les cris de l'enfant qui se battait avec l'inoffensif chien noir, elle chargea l'arme, avec le calme lisse et presque magique d'un rituel. Momie, momie j'ai faim, et bien on a bien joué, tu sais qu'il est fou ce chien, il s'arrêterait jamais. Elle sourit à son fils dont les boucles claires retombaient sur le front, et le caressa avec plus de tendresse encore que d'habitude. Ce qui ne troubla pas Jimmy habitué depuis toujours à recevoir sans compter l'amour de sa mère. Qu'est ce que tu veux manger, dis moi ce que tu veux et je te le ferais. C'est vrai. il fit en levant ses yeux verts. Déjà plus intéressé par la proposition qui n'était pas si courante. Sa mère prenait le plus grand soin de son alimentation, l'obligeant à consommer des quantités de légumes que comme tous les enfants de son âge il aurait bien échangé contre des choses plus grasses ou plus sucrées. En tout cas plus appétissantes à ses yeux Eh bien écoute. Je voudrais, des hamburgers, avec beaucoup de fromage et des cornichons aussi. Ca va pour les hamburgers. Elle l'assura en passant ses doigts dans les cheveux poussiéreux de la bagarre avec le chien. Et beaucoup de Ketchup, hein momie. Elle opina en souriant, avant de répondre. Et Ok pour le ketchup, et il reste de la tarte aux pommes. Il se mit contre elle pour frotter ses joues contre le ventre tiède. Momie, je t'adore. il lui dit. Lave-toi les mains, et je m'occupe du Ketchup mon petit loup. Plus tard, quand la nuit déjà tombée, elle laissa son regard flotter comme si elle se sentait un peu saoule, elle se prit à penser que pour une fois personne n'avait eu la mauvaise idée de se pointer à la porte de la caravane, comme cela arrivait à peu près tous les soirs. D'ailleurs elle ne fermait jamais la porte, même en plein hiver, du fait que ça la rendait claustrophobe. Elle avait couché l'enfant sur la banquette, sans même l'avoir obligé à prendre une douche, ce qui habituellement était une vraie aventure, et Jimmy n'avait pas demandé son reste concernant la douche, après quoi tombant de sommeil il s'était laissé glisser sur la banquette du coin cuisine en fermant les yeux, les deux mains jointes sous sa tête en guise d'oreiller. Elle l'avait observé plusieurs minutes dans un silence complet, comme tétanisée. Puis le visage blanc et curieusement inexpressif, avait ressorti le revolver du vieux Sanar qu'elle avait remisé dans un tiroir après l'avoir chargé et des deux mains le leva lentement vers la tête du petit Jimmy sur la banquette, dont elle ne pouvait manquer de percevoir les légers soubresauts de la respiration. Malgré la pénombre elle le distinguait parfaitement, et approcha l'arme du front, l'index sur la détente dur comme une liane, à quelques centimètres à peine. Pour être certaine de ne pas le manquer dès le premier coup.


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