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    Par comparaison les campagnes semblaient encore humaines. Seulement le prix des carburants avait stratifié les sociétés. Il n’avait jamais été question de dire à un tel ou un tel, vous irez vivre ici ou là-bas. Une suite de mécanismes bien huilés se chargeant de répartir les populations en fonction de programmes dont personne n’aura jamais ouvertement entendu parler. C’est en observant les résultats qu’apparaissent les lignes de force et les étrangetés auxquelles il faut bien se plier. Le pire en ce qui le concernait était cette pollution omniprésente, des effluves de gaz et de mille autres composants chimiques s’échappant des interminables zones industrielles. Des kilomètres de bâtiments qui enserrent la moindre cité d’un corset de fer et de feux. Puis entre les centres urbains des vallées entières recouvertes de bardages, des couloirs de tôle, avec leurs assortiments de rond points géants, d’équipements et d’hôtels inhospitaliers, que les colonnes de camions et les lignes de chemins fer relient comme de monstrueuses toiles d’araignées si on s’avise de voir tout ça du ciel. Un monde inventé pour bosser et souffrir. Sans âme. Les temps de repos et toutes formes de loisir à leur tour codifiés et industrialisés. Des milliers de parcs d’attraction comme des usines de carton-pâte. Premières sources d’emplois et engloutissant la moitié des budgets familiaux. Faire danser et se marrer les gens en crachant le pognon étant devenu une science à part entière enseignée dans les universités. L’industrie du tourisme fonctionne à flux tendus. On ballade les gens d’un parc à l’autre en troupeaux joyeux habillés de hardes folkloriques. Faudrait pas non plus en perdre trop au milieu des groupes étrangers. Enfin juste penser à les gaver et au bon moment, quand ils sont déjà bien saouls à la descente des machines qui n’ont pas été conçues avec d’autres objectifs que de leur remuer le cerveau. Il y a le Toboggan des étoiles.. le Cirque de la mort.. Le Bus interstellaire.. Grand Tour du Monde en six minutes.. La Capsule érotique ;. Visite à Jurassic Park.. etc Sans compter les centaines de Casinos, Las Végas Dream; Temples du poker, Tavernes des cinq sens, Jardins des gourmands, Halls de tous vos plaisirs et leurs kilomètres de commerces traversés de parades indiennes et majorettes à la peau rose. C’est tout un art. Une science exacte. Le but du grand jeu est simple. Il faut bosser, bouffer, claquer tout son blé, et même souffrir, indéfiniment. Recommencer jusqu’au bout sans poser de questions dans l’étourdissement général programmé En Haut.. Au mieux on va repeindre les villes aux anciennes couleurs locales et déguiser les habitants selon des légendes ou coutumes de civilisations écrasées et bâtardisées depuis des lustres. Cela plait beaucoup et l’illusion y gagne en qualité. Plus rien d‘humain et on retrouve les mêmes cas de figure sur les cinq continents. Des schémas urbanistiques qui en quelques dizaines d’années auront supplanté le hasard, l’effort incertain et positif, des siècles de développement spontané. Désormais, les dirigeants ne se gênent plus, une partie de la planète ouvertement est sacrifiée tandis que des ilots toujours selon les mêmes schémas non écrits, se retrouvent miraculeusement préservés. Aucune loi ne venant interdire d’y aller. Mais qui en aurait encore envie et les moyens. Montrerait assez de courage. D’outrecuidance… ..



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    Joachim Thanurion n’en avait pas fini. En roue libre son esprit retrouvait la fougue et l’intelligence de sa jeunesse. Ce n’était pas toujours le cas. Les nouvelles normes sociales l’avaient aussi domestiqué. Malgré lui certes, mais comment y échapper. Il y allait de sa survie. De la préservation d’un frêle équilibre. Ce qui était le sort de tous. Ou du moins de la plupart. Seulement lui s’était forgé un mythe dans sa jeunesse. Une légende aux méandres rebelles et philosophiques. Puis dès ses premières expériences, ses émotions personnelles s’ajoutant aux connaissances académiques de jeune philosophe, lui vint une certitude censée l’accompagner jusqu’à son dernier souffle. Armé du savoir et de sa seule volonté, il s’apprêtait à comprendre, dévoiler du moins, sinon expérimenter, La Nature du Réel... Le Graal philosophique. L’ancien mythe à présent jouait son rôle. Identique à tous les mythes y compris les plus universels et créateurs de l’humanité. De l’Ancien testament aux écrits védiques. Il œuvrait en sourdine et offrait son énergie au présent. Ce qui était bien son rôle de mythe. Affaibli et marqué par l’existence. Humilié, luttant contre la dépression, abasourdi de voir s’écrouler son univers fondé sur des valeurs plutôt communes au fond. Joachim retrouvait assez de rage pour dépouiller le monde de ses mensonges. Il passait ainsi en revue tout ce qui se présentait. C’était pourtant le contraire d’un militant. Seulement un enragé perdu dans son silence. Il redevenait alors Platon le vrai, et l’ex prof de philo éprouva un vertige. Le monde grouillant de la ville, la sortie du tunnel souterrain d’où jaillissaient des dizaines de véhicules dans un grondement d’enfer, les cris faiblissant des clodos remplacés par les hurlements des jeunes n’en devenaient que plus sinistres, tout le rendait ivre et l’intoxiquait. Sa vieille ville n’y échappait pas. Partout de par le monde les centres urbains se transformaient en cloaques, donnant l’impression de bains de vapeur gluants. ..

     



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    Dans cette nouvelle mode gastronomique chaque client met en branle une machinerie humaine consommant dix, quinze fois les besoins vitaux des individus. Le titre de gloire revenant sans doute à l’équation humaine la plus absurde, le rapport entre besoin primaire et énergie sociale le plus illogique qui soit. Quinze pauvres bougres se démenant comme des Diables pour entendre s’extasier un client sur la saveur incertaine d’une huitre pochée et chauffée avec un quelconque jus de citron parsemé de fromage ukrainien. Un rendement aussi complexe qu’incompréhensible pour aboutir à l‘extase. Le gaspillage sanctifié. Promu au titre de suprême valeur. Nouveau rite éternel qui vient signifier la place de chacun. Donc les damnés brûlent dans l’enfer incarné. Alors qu’à table on célèbre la vie avec des Oooh, et des ahhh de joie. A l’autre bout de la chaine ils n’auront que ces voix off en guise de récompense. Certains diront que c’est toujours ça de gagné, d’autres vont les récolter en pleine figure, comme des crachats. Voilà bien tout le problème des sociétés. Ces derniers irréductibles dont on ne saurait dire s’ils sont plus ou moins malins, tristes ou courageux. Avec encore un temps de retard sur les autres. Qui vont se taire les bons jours et grimacer les plus mauvais. Et c’est ceux-là, les derniers fous qui ne veulent toujours rien entendre, que pourchassent Les Forces Obscures. Le pouvoir que tout le monde connait sans que personne l’ait jamais vu ou vérifié avec ses yeux et ses oreilles. ..

     



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    Le matin même il avait découvert les détails d’une nouvelle mode culinaire qui l’avait grandement étonné. En fait on ne savait plus quoi inventer, tel avait été son constat. Une suite de restaurants ultra chers de par le monde rivalisait sur un nouveau concept gastronomique. Puisque de toute façon l’être humain ne pouvant se bourrer le ventre au-delà du contenu logique de son estomac, l’idée est d’accompagner les clients durant un cycle digestif complet. Le simple alimentaire transcendé par l’art devient chef d’œuvre. Il n’est plus question de nourriture mais de beauté issue de la créativité humaine. Le repas ne connait plus aucune limite dans le temps. Les besoins naturels du corps ne comptent pas. Seul importe le plaisir des sens et plus encore, la poésie magnifiée par l’acte culinaire. Les cuisiniers ne cuisinant plus le moindre bout de viande, le plus petit légume, sans écrire une chanson de geste venant accompagner le grésillement des produits. Il en va pareil à table, au bout de la chaîne. Les convives cultivant de bon cœur le goût de l’exclamation et de l’alexandrin. Il ne suffit plus d’apprécier, encore moins de se délecter, ni même de saluer les fabuleux aliments, mais de tenir son rang. C’est tout un monde, celui de quelques privilégiés, d’une poignée de mécènes et leurs convives. Cette nouvelle cuisine échappe aux lois naturelles des espèces vivantes. Les pulsions primaires garantes de la survie y sont inconnues. Nous sommes déjà aux confins du mystère. Le domaine des esprits et du religieux. Celui qui va distiller la basse nature terrestre avec son propre fantôme, le double éthéré. Ce sont des messes en petits comités, un genre d’offices païens dans les nouvelles sociétés. Lignes de démarcation entre les élus et un peuple sauvage. Des repas qui durent cinq, six, sept heures. Des dizaines de mets microscopiques parvenant sur les assiettes portées à bouts de bras. Comme de macabres et sombres bijoux. Pur esthétisme d'une humanité camnibale. L’art n’est plus dans les mains laborieuses de cuisiniers, mais dans l’esprit des clients. Ce sont eux les vrais artistes. Capables de payer un repas le montant d’un mois de salaire pour n’importe quel travailleur, ils inventent des codes que la société ne demande qu’à suivre sans broncher. A toute vitesse. Leurs fantaisies sont les seules et vraies créations artistiques. Dans le monde nouveau il suffit de payer. Le talent se bornant à comprendre et suivre les règles. S’adapter et devancer. Tandis que le reste de l’humanité s’arrache la peau pour survivre, les uns baissent la tête et suent sang et eau, d’autres meurent déjà selon un programme des plus obscurs. L’humanité se devant de croitre indéfiniment, répondant à un besoin vital faute de quoi elle serait menacée d’extinction. Pourtant des millions d’êtres sur les cinq continents ne trouveront jamais aucune place. La Terre se refusant. Voués à dépérir sous toutes les formes, crevants de faim et dépourvus d’une once de dignité. Des hommes inférieurs. Damnés et honteux. Ce qui n’empêchera jamais les pauvres d’en fabriquer à la chaîne, se répliquant, se reproduisant à l’infini et toujours semblables à eux-mêmes. Pauvre humanité dans sa déplorable frénésie. Son horizon informe dont elle perçoit juste la tâche immense qui lui incombe. Comme un devoir sacré. Ce qui est normal dans la mesure où toute véritable existence lui sera niée en dehors de la reproduction. Son seul hymne à l’espèce. ..

     



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    Il restait planté dans le chahut des moteurs, les coups de freins et d’horribles sifflets émanant d’un compresseur d’une taille de camion au pied d’une tour. Il s’en échappait des tuyaux qu’on voyait grimper le long d’échafaudages. Une muraille d'échelles géantes  collées sur l’immeuble comme une seconde peau. A des dizaines de mètres du sol des types agrippaient le bout des tuyaux dont s’échappait du sable sous pression. La crasse lépreuse vers laquelle ils balançaient le jet s’arrachait en lambeaux du mur vertigineux. Dans le square, à une cinquantaine de mètres, la bande de jeunes venait de se mettre à fracasser les derniers clodos encore debout. Les clodos étaient de vrais occidentaux. Faibles et dépenaillés. Pourris comme toujours à partir des entrailles. De leurs ventres boursoufflés et pendants. Un phénomène qui n’a rien d’étonnant et qui se passe dans les corps quand la magie d’une civilisation s’en est allée. Les jeunes venaient tous d’Afrique. Du moins c’est là-bas qu’avait muri leur code génétique. Cela se voyait à leurs muscles taillés pour courir la savane. Arpenter les déserts. Leurs esprits flambants neufs devant les étals bourrés à ras-bord et dégorgeants du mythe occidental. Vierges de culpabilité post chrétienne. Ils avaient mille ans d’avance sur les clodos occidentaux. Ce qui correspond à peu près au temps nécessaire pour rebâtir une civilisation quand l’ancienne a foutu le camp. Joachim mûrissait ce genre d’idées depuis un certain temps. Pourtant loin de l’affranchir, de pareils constats se gâtaient en lui. Exactement comme la pourriture galeuse des clodos qui à l’instant se faisaient casser la gueule par les jeunes africains. Ses idées à leur tour pourrissaient de ne pouvoir jamais éclore dans la lumière du jour. C’était aussi en lui la civilisation toute entière devenue malade et perdant son jus. ..

     

     



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