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    Joachim Thanurion zigzaguait sur le trottoir. Son vélo électrique produisait un feulement discontinu entre les coups de pédales. Remontant un square il s’avisa d’une bagarre. Des clodos gémissaient et titubaient, sautillants dans les déchets. Puis il fut saisi d'un haut le cœur quand un vieux type s’écroula au sol crachant ses dents. Préférant détourner la tête, il évita une bande de jeunes qui s‘écartèrent au passage. Les jeunes trop occupés à cogner et se marrer, ne firent pas attention à lui. Pliés de rire devant le sang qui coulait. Le clodo au sol commença à vomir, suffoquant dans d‘immondes supplications. Les jeunes poussèrent de longs cris de joie et Joachim blêmit. Se croyant concerné par les hurlements. Mais il s’en était fallu de peu. C’était tout à fait le genre à lui casser la figure. Au mieux ils le balançaient en bas du vélo d’un grand coup de pied à la chinoise comme ils apprécient de faire en public. Après quoi en général un ou l’autre du groupe « emprunte » le vélo, le scooter, la moto, peu importe, de la victime, et autant dire que cette dernière n’est pas prête de le revoir. Il en va quasiment toujours ainsi. Joachim bénit sa chance en quittant le square et mit un pied au sol en freinant. A vingt mètres de lui, du même côté de la rue, il venait de découvrir la bouche grimaçante du tunnel urbain. On lui avait demandé de se tenir en face, à l’arrêt de bus, et d’attendre. Rien d’autre. Ce qu'il fit après avoir risqué sa peau pour traverser. Sprintant entre deux giclées de véhicules fous. Enfin de l'autre côté, il souffla et posa le vélo avant de voir filer ses pensées. D’abord il observa le ciel. Le définissant comme terreux. Le jaune d'une lumière aux sources indéfinissables se confrontait à la pollution ambiante. C’était un défilé de camions au sortir du tunnel. Il y en avait de toutes tailles et des nuées de scooters volaient d’un bord à l’autre de la voie au bitume parsemé de trous que personne ne songeait à réparer. Il restait saisi par l’artificialité des éléments. Toute cette agitation incompréhensible et pourtant réglée au millimètre. Ce monde n’avait pas de sens véritable. N’offrant aucune logique. Il faut s’agiter aussi bien au milieu du cirque de la vie moderne que dans le secret de sa conscience, se tuer pour un salaire, courant derrière cet argent qui a perdu son odeur de vieux billets et croupissant depuis Dieu sait où, se crever au boulot jusqu’au dernier souffle. Mais au-delà plus rien ne tient non plus. Les familles se défont à la vitesse de l’éclair. C’est une frénésie macabre qui s’est emparé de l’humanité. Joachim savait parfaitement de quoi il en retournait. Observateur philosophe de sa propre étrangeté. Son univers intime lui-même soumis à des forces qui dépassent l’entendement. Les Forces Obscures. Des lignes singulières traversant l’ensemble du corps social pour s’en venir frapper le dernier innocent en bas de l’échelle. Personne ne sait jamais d’où partent les ordres. Seulement les effets du mystère brisent les humains jusqu’aux os. Sans que nul n’en comprenne réellement la signification. Il demeura une dizaine de minutes perdu avec ses bouts d’idées virevoltantes. Se découvrant en avance au rendez-vous, il s’abandonnait à des spéculations sans fin. ..

     



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    Il ignorait à peu près tout de ce qui l’attendait. Puis soudain il se glaça. Découvrant que l’histoire était un piège. Il ralentit au milieu d’une petite foule et eut l’impression d’être observé. Il fixa un grand tableau lumineux clignotant dans le clair obscur. Un homme grimaçant y pointait un doigt accusateur. TU ES LE SEUL COUPABLE. Pouvait-on lire en lettres rouge sang. De l’homme qui devait être un métis on ne voyait que le tronc. Au dessous de lui un désert d’un jaune implacable. Celui d’une terre sèche qui se meurt. Un champ de mort à ciel ouvert sur lequel se détachaient deux pauvres silhouettes. Un petit garçon nu famélique que tenait par la main une fillette assise sur la terre brûlante. Leurs yeux étaient une damnation. Ils fusillaient les passants dans une parfaite synchronisation de la bouche. Mais leurs bouches dessinaient un arc de colère qui n’en était que plus terrible émanant de ces enfants accroupis sur le sol meurtri. Ce n’était pas un simple message mais dix d‘un coup qui pleuvaient sur les esprits. Chaque signal de l’affiche lumineuse était codé. Les inconnus se risquant à lever les yeux possédaient déjà en eux les récepteurs précis des dix messages. A commencer par la terre brûlée. Le changement climatique qui promettait l’enfer depuis des décennies qu’on en parlait, était le grand crime de l’occident. Ces inconnus savaient d’avance qu’il était inutile de résister. Fut-ce même au prix d’un sursaut d’orgueil. C’était la nouvelle stratégie planétaire à l’oeuvre. Des spécialistes du marketing avaient découvert l’ultime défaut de la cuirasse. L’homme blanc occidental pouvait encore rechigner perdu au milieu du groupe, mais ciblé individuellement, pointé du doigt en tant qu’individu, affiché nommément aux yeux de tous, il fondait de toute son honteuse culpabilité. Ne demandant qu’à assumer publiquement son repentir avec le vain et fol espoir de retrouver la paix et la quiétude de l’anonymat. TU ES LE SEUL COUPABLE. ..

     



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    Dans ce jour déclinant il retrouvait des sensations qu’il croyait disparues à tout jamais. Une franche curiosité l’avait pris depuis le matin. Ce rendez-vous auquel il se rendait relevait presque d’un défi. Se demandant d’ailleurs comment l’affaire avait commencé. Réduit à passer des nuits entières à tuer le temps et s’occuper l’esprit, il s’était mis à errer de forums en forums avec son mini-ordinateur qui ne le quittait plus. Découvrant qu’il était loin d’être la seule victime des nouvelles règles qui de mille façons mettaient sur le carreau un tas de pauvres types n’ayant jamais imaginé jusque-là que ça pouvait leur arriver. Le dilemme était simple. Chacun devait accepter son sort en partant du principe que d’une façon ou d’une autre, il en était responsable. Ce qui n’allait pas de soi dans la mesure où la plupart de ces pauvres types s’étaient crus jusque-là en osmose avec la nouvelle civilisation. Un monde nouveau en train de se forger avec leur propre chair. Pourtant quand le destin se montrait obstinément déraisonnable certains commençaient à dérailler et pleuraient des larmes de sang. C’est tout le paradoxe de la vie éphémère que l’on retrouve ainsi. Les souffrances, la mort, le malheur, toutes calamités incombant à l’humanité, ne prennent de vraie signification que chez celui qui en est affecté. Au-delà, quoiqu’à des degrés divers, cela reste une forme d’abstraction. Les humains semblent programmés pour ignorer la véritable intensité du réel tant qu’ils n’en font pas directement l’expérience. Donc il n’était pas seul. Oscillant entre une forme de soulagement et un certain malaise. D’instinct il avait senti à quel point il valait mieux tenir à distance les questions trop précises découlant à coup sûr du sujet. Depuis il se découvrait du grand nombre d'hommes paumés et rejetés aux marges de la société. Sauf que la pré-structure mentale qui était la sienne ne pouvait en rester là au contact d’une pareille forme de sous société. A défaut d’entrer en conflit avec un système ne laissant aucune chance aux hérétiques, il s’était mis à prodiguer conseils et encouragements à tous les infortunés de passage. N’était-il après tout un ancien prof de philo aux ambitions de jeunesse affirmées. Ne fut-il un adepte de Nietzsche, Heidegger, Jung. Son pseudo reflétait clairement cette époque autrement plus enthousiasmante. Il signait ses textes du pseudonyme de Platon. ..



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