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    Il avait beau y trouver son compte, une telle question toujours sans le plus petit début de réponse avait de quoi rendre fou n’importe qui. D’ailleurs il lui suffisait d’y faire allusion à l’un ou l’autre de ses amis du bar PMU qu’il fréquentait entre deux services pour s’en convaincre. L’incrédulité était telle que la plupart prenaient d’abord son histoire pour une affabulation. Et s’il insistait, il devenait clair qu’ils allaient vite le taxer de mythomanie. Qui pouvait accepter de voir le sort d’un homme lié à la conduite en grande tenue d’une limousine vide durant des années entières. Pourtant Roger Wilfried ressentait une forme d’émotion inédite à peine assis dans l’habitacle. Il n’avait jamais pu clarifier ce qui lui arrivait au volant de la 600. Trop indistinct. Ou vaguement irrationnel. L’engourdissement le prenait, puis s’il ne se ressaisissait pas suivait l’impression de se dédoubler. Non pas qu’il perdait le contrôle de lui même, mais à la gêne pesante des premières minutes, se substituaient très vite des images attirantes et vénéneuses. Des fantasmes suaves ou brûlants qui l’amenaient à fuir dans un monde qui n’était pas le sien. Explorant des émotions qui ne pouvaient appartenir à un modeste chauffeur. Il y aurait fallu une légitimité, une expérience qui dépassait celle d’un intrus, et encore moins un simple rêveur. De pareilles sensations émanaient d’un esprit en symbiose parfaite avec ce monde puissant. Et justement il n’en était pas de ce monde. Quoiqu’il était certain de le connaître mieux qu’aucun autre. C’était un univers de luxe et de pouvoir, une vie parallèle dans laquelle le chauffeur de maître se transformait en capitaine d’industrie. La vieille Mercedes ne se contentait plus d’afficher tous les signes du pouvoir, elle devenait le centre de cette énergie indéfinissable. Le cœur battant et monstrueusement vivant d’un monde dont il serait le patron, lui le chauffeur de maître au costume gris impersonnel. Il voyait son ego se dilater, son instinct adopter des postures de combat, ses doigts serrer rageusement le volant de bois précieux. Quoiqu’il maîtrisait parfaitement la situation. Son calme demeurait celui des vainqueurs stoïques. Mais ce n’était pas de vulgaires fantasmes qui l’assaillaient, des rêves stupides qui ne servent qu’à réparer la médiocrité et l’enfer d’existences damnées. Lui ce qu’il vivait dans l’habitacle molletonné et odorant, était quelque chose qui ressemblait de très près à une forme d’Incarnation... La Mercedes 600 semblait avoir toutes les vertus d’une boîte magique, Elle déconstruisait les lois de la réalité...

     

     

     

     


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    La pluie avait remplacé le temps encore changeant de la veille. La limousine filait de son allure de puissant corbillard, se jouant des files de semi remorque à l’approche de Milan. Roger Wilfried venait de se découvrir étonnamment pâle depuis son départ du San Giovanni. Au fil des années il prêtait de moins en moins d’attention au décor de ses voyages. Hormis quelques fantaisies telles que le cappuccino dès son arrivée en territoire italien, ou un thé vert dans quelque salon réputé,(il adorait le thé) tout lui était assez indifférent. Il lui arrivait de mesurer à quel point son existence était réglée comme du papier à musique. Parfois il s’en réjouissait, bien obligé de constater que sa vie matérielle était relativement facile, comparée à celles qu’il observait autour de lui dans son quartier populaire. Il bénéficiait d’un très bon salaire si on s’en tenait aux standards de la profession. Quand à son travail il était loin d’être exigeant. Une ou deux fois par mois(les périodes ne se juxtaposant pas avec les mois calendaires.) la «feuille de route» était déposée comme par magie dans sa boîte aux lettres, et tout y était indiquée. Horaires, itinéraires, adresses auxquelles il retrouverait la Mercedes comme celles où il était chargé de l’abandonner à la fin de son service. Mais il avait fini par sombrer dans une attente ou une apathie, teintée de dépression. L’idée que son histoire pourrait prendre fin sans qu’il ait jamais obtenu de réponses à la question essentielle de ces dix dernières années. Pourquoi le Payait-on si Bien.. pour conduire une limousine vide au travers de toute l’Europe ?.. .

     

     

     

     


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    Le San Giovanni se révélait au bord de la baie. Un palace d’allure renaissance de classe internationale. Sa chambre y était réservée, l’emplacement du parking choisi, et Tout avait été prévu jusqu’au plus petit détail. Sans qu’il ait besoin de s’expliquer ou perdre de temps en formalités à la réception, et il en était ainsi depuis dix ans. Seule entorse néanmoins au cérémonial traditionnel de l’accueil, il avait pour instruction de ne Jamais.. laisser la limousine aux mains des voituriers. Le Chauffeur de Maître.. devant se charger personnellement du stationnement de la Mercedes. Prenant soin de laisser celle-ci hors d’atteinte de toutes mains extérieures. Le chauffeur à l’allure impeccable se chargeait de tout avec un soin constant et méticuleux tel qu’on lui avait enseigné dix ans plus tôt lors de son recrutement;.  Par Téléphone.. Un rituel simple et immuable auquel il n’avait jamais dérogé. ..

     


     


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    Toutes les hypothèses s’étaient effondrées après analyse. Parmi les plus plausibles, celle du trafic de drogue ou d’une marchandise illicite quelconque, transportée et transvasée à son insu semblait évidente. Seulement sur un plan pratique elle ne collait pas avec les faits. Il ne quittait jamais la voiture, et de nuit les parkings des palaces se montraient aussi sûrs qu’un coffre fort. Avec vigiles et caméras dans les moindres recoins. Aucun angle mort ne pouvait leur échapper. D’ailleurs dans les premières années il lui était arrivé de se poster des heures durant dans des trous d'ombre. Sans le premier signe suspect en vue. La magnifique 600 reposait lourdement sur ses gros pneus. Brillante de sa belle peinture grise, presque noire comme au milieu d’un hall de musée. Une autre théorie reposait sur une expérience dont il aurait été le sujet d’étude. Une sorte de jeu comportemental aux objectifs indéfinissables. A quoi ça rimerait une connerie aussi chère ?.. Avait-t-il conclu de lui même après une bonne réflexion. Assez conscient du coût faramineux d’un pareil caprice. Si des esprits tordus à ce point doivent forcément exister par le monde, et il n’en doutait pas, il y a néanmoins des limites financières aux délires. Quels qu’ils soient. Roger Wilfried disposait de bonnes capacités intellectuelles. Bien suffisantes pour mesurer ce genre d’affaire...

     

     

     


     


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    Il se sentait vaguement électrique tout en fixant d’une manière plus sombre qu’à l’ordinaire le ruban d’asphalte. La longue piste noire qu’il voyait s’allonger dans la plaine. Par chance les gros poids lourds paraissaient avoir déserté l’autoroute. Ceux là étaient devenus sa bête noire au fil des années. Les haïssant d’autant plus qu’ils encombraient le paysage et l’empêchaient de jouir d’une sorte de léthargie. Un chaud rayonnement qui l’enveloppait dans l’habitacle luxueux et baigné de silence. La circulation l’obligeait à maintenir sans cesse une attention qui par moments lui semblait douloureuse. La Mercedes 600 au fil des années était devenu pour lui bien plus qu’un simple véhicule ; Fut-ce une limousine que tous cataloguaient comme étant hors du commun. Elle évoquait Dans Son esprit.. un monde parallèle et redonnait une cohérence à sa vie marquée par un trou sans fond dans lequel ses souvenirs croupissaient hors de toute lumière. La longue voiture noire ne se contentait pas de transporter son corps d’homme mûr étonnement bien conservé, elle lui faisait traverser une dimension aux accents éternels. Un univers inquiétant auquel il n’entendait rien si ce n’est qu’il se superposait avec une réalité opaque. Des couches claires et rassurantes sur les émanations d’un état mystérieux et enivrant. Roger Wilfried était conscient de la part d’absurdité avec laquelle il lui fallait composer. ..

     

     

     

     


     


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