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    Roger Wilfried se redressa sur son fauteuil et examina encore son verre. Il avait noté depuis longtemps comme ses gouttes ne se mélangeaient qu’imparfaitement à l’eau. Dix gouttes le matin et autant le soir. Telle était sa ration quotidienne. Dix années de ce régime sans lequel ses vertiges reprendraient. Terribles et lancinants comme dans les premiers mois.. Les prescriptions du docteur Lambart ne souffraient d’aucune interprétation. Ne permettant pas le moindre écart. Et il en irait ainsi jusqu’à la fin de sa vie. Il avait été prévenu. Son Salut en Dépendait.. Il finit par se lever pour déposer le verre sur la table lustrée du salon. A la surface du liquide les gouttes dessinaient un croissant de lune. Depuis le matin il subissait le manque. Ne s’étant jamais interrogé sur la composition du remède il en découvrait la raison. Elles provoquaient un état de dépendance qui balayait d’éventuelles questions sur le sujet. Rendant la prise automatique. Mais il avait commencé à percevoir leur effet réel à son retour chez lui, peu après ce périple qui l’avait mené de l’Italie au domicile de la vieille famille Barenheim en passant par la Suisse. Quand il s’était mis à réfléchir avec une acuité inhabituelle. Au bout d’un moment un point très précis de son histoire surgit en pleine lumière. Pourquoi t’as jamais cherché à savoir.. Il s’était demandé à haute voix devant le miroir de la salle de bains.. Cette simple question en une minute transforma l’homme placide en un être fiévreux. Puis il refit le tour de son histoire, passant au crible les faits en eux-mêmes, élaborant un maximum d‘hypothèses, avant d’en cerner une qui coïncidait avec les évènements. Qu’est-ce qu’il y aurait de changé maintenant .. d’un coup.. ?.. Il plongea dans son propre regard face au miroir. Les mains étreignant le rebord de l’évier. C’est en analysant « son envie » de Spectoranine qu’il se mit à soupçonner le produit. Il avait à coup sûr un effet anesthésiant sur l’esprit. C’était bien pourtant sur l’injonction de « La voix. » qu’il s’était abstenu d’ingérer les gouttes incolores et inodores. Dont la seule manifestation observable était une légère difficulté à se mélanger totalement à l’eau. N’y touchez pas ce soir.. Vous allez rouler toute la Nuit.. Vous trouverez autre chose dans la boîte à pharmacie;. Le premier changement en dix ans. Seulement son cerveau s’était comme élargi avec l’absence de Spectoranine ; Ses facultés, il le mesurait parfaitement, sortaient d’un état qu’il aurait pu dépeindre. Il s’agissait d’un lac blanc de lait dans lequel on se noie en silence. un liquide souple et pesant, clair et angoissant. ..

     

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    - Monsieur s’il vous plait.. Il fit en accélérant le pas.

    L’homme qu’il venait de rattraper cessa de marcher et se retourna à l’aplomb. Son visage s’éclairant à la vue de son poursuivant. Mais sans manifester la même surprise qui lui avait échappé une demi heure plus tôt. Ses yeux affichaient une joie naïve. Il avait douté jusqu’au malaise après l’épisode du distributeur. Le retour dans ses pas de celui qu’il avait pris pour son ancien ami d’enfance lui rendait enfin raison et dignité.

    - Monsieur Barenheim.. vous êtes bien monsieur Barenheim n’est-ce pas ?.. Je me suis pas trompé hein ?..

    Wilfried l’observa en gardant ses mains enfoncées dans la gabardine.

    - Ecoutez.. je m’excuse pour tout à l’heure.. si on pouvait marcher quelques minutes ensemble ; Vous m’avez troublé ; Je dois bien reconnaître.. Vous savez ce que c’est.. n’est-ce pas ?..

    L’employé de banque reprit sa marche docilement.

    - Je travaille à la banque maintenant.. depuis que votre père m’a licencié.. vous êtes au courant au moins ?.

    Il lui demanda d’un air plaintif. Changeant soudain d’attitude, il s’arrêta sur place et fit front.

    - Mais on vous disait mort.. je sais pas moi.. y en a d’autres qui racontent que vous êtes paralysé depuis un accident de voiture. On vous a plus jamais revu.. Même que La Colombière est déserte maintenant.. Mon cousin y travaillait comme jardinier..Avant c’était la fête tout les étés, avec la musique qu’on entendait jusque dans la rue;. Vous vous souvenez ?.. Lui aussi du jour au lendemain.. Pfft.. Licencié tout comme moi.. Ca Fait Dix Ans.. Oui, Dix Ans, c’est Sûr ;. Vous vous rendez compte de ma surprise ?..

    Il souffla bruyamment.

    - Et maintenant vous m’invitez à marcher dans la rue avec vous ;. Comme si de rien n’était.. Et pas plus tard que tout à l’heure vous avez essayé de me faire croire que je suis devenu fou.. Mais qu’est-ce qui se passe monsieur Barenheim.. Vous avez pas beaucoup changé vous savez.. Même avec dix ans de plus.. un Barenheim ça se reconnaît. Comment dire ;. Vous avez toujours eu ce beau physique ;. Comme toute votre famille

    Il lui sourit vaguement gêné, cherchant à débloquer la situation par une flatterie, Il ne se conduisait manifestement pas comme un homme normal face à un simple chauffeur de limousine.

    Roger Wilfried marmonna des propos inaudibles.

    - Je vais être franc avec vous.. Il lui fit en se reprenant.

    - Vous vous trompez sur moi ;. Sur toute la ligne.. Je ne suis pas ce monsieur dont vous me parlez ;. Barenheim ?.. c’est bien ainsi que vous l’appelez ;. Ou je me trompe ?..

    Le visage de son interlocuteur se referma péniblement.

    - vous recommencez alors ;. Vous tenez vraiment à me rendre fou.. c’est donc ça.. Mais pourquoi ?..

    S’ensuivit un silence rompu par Wilfried.

    - Il y a juste une question que je voudrais vous poser.. si vous permettez aussi..

    - Vous dites que nous étions amis d’enfance ;. N’est-ce pas ?..

    - Alors comment se fait-il que vous me vouvoyez.. ça colle pas ensemble ;.

    Le pauvre Diable ne trouva d’abord rien à répondre ;. Avant de bredouiller

    - Mais c’est normal. Nous étions jeunes alors.. puis j’ai été employé par votre père, vous le savez bien ;.. Et après l’enfance.. On ne Tutoie plus un Barenheim.. Je ne Suis pas Fou tout de même..

    - Et comment vous m’appeliez avant.. je veux dire ;. Quand nous étions tout jeunes..

    - Mais Joseph monsieur.. Joseph.. comme tout le monde..





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    L’homme le fixait avec des yeux ronds comme des billes. Les bras ouverts et n’osant réellement s’approcher. Il parut contempler un revenant. Roger Wilfried aussi interloqué que lui ne trouva à offrir qu’une simple dénégation de la tête.

    - Vous vous trompez certainement monsieur.. Je suis désolé

    - Non.. c’ est pas vrai.. vous êtes monsieur Barenheim.. j’en suis sûr.. Je sais très bien c’que je dis;.

    Il lui fallut entendre tandis qu’il s’éloignait pour rejoindre le scooter. Puis se retournant à mi-chemin il le retrouva encore planté au milieu du hall. Le type allongeait démesurément ses bras comme pour le retenir et esquissait des mots qui ne dépassaient pas sa gorge. Sans bouger de sa place.

    - C’est un ami à vous ?.. Lui demanda le pilote quand il le rejoignit.

    - Non pas du tout.. il s’est trompé de personne c’est tout.

    - Ah bon.. pourtant il semblait bien vous connaître. Complètement ahuri ce bonhomme;. On tombe sur de ces cas aujourd’hui !..

    Roger Wilfried lui tendit ses billets et le salua d’un ton désinvolte. Le gars semblait déçu de la façon dont ça se terminait. Il leva juste une main gantée et embraya. Pressé de repartir en sens inverse. A son tour Roger Wilfried s’éloigna. Vérifiant l’heure sur sa montre. Courbant le dos sous un poids immense. ..

     

     

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    Roger Wilfried mit pied à terre pour constater à quel point il était trempé. Claquant des dents et se frottant les mains bleuis. Il eut du mal à reprendre le contrôle de ses doigts malgré les gants que lui avait passé un peu tard son conducteur. Il n’était donc pas mécontent de se mettre à l’abri. Néanmoins à cet instant il aurait largement préféré se retrouver seul. La tournure des évènements s’accordant mal avec une quelconque discussion. Fut-elle cordiale. Il n’attendait qu’une chose, pouvoir faire le vide en lui. Un exercice de méditation qu’il pratiquait depuis longtemps. Malgré sa technique très personnelle, le substrat se révélait efficace en l’absence de souvenirs. Une façon de colmater le trou noir qui l’avait obsédé les premières années consécutives à l’accident.


    Avant que ne s’installe l’apaisement, avec ces boucles magiques dans toute l’Europe. Ses luxueux fantasmes au volant de la fabuleuse limousine. Il aurait presque voulu, à présent qu’il tenait un bout de l’énigme entre ses doigts, que cette seconde vie écrase définitivement la première. Un peu comme on débarrasserait un disque dur de ses anciens programmes. Seulement le mystère de sa vie se confondait avec celui d’une peau humaine recouvrant la banquette d'un siège désespérément vide. Et ce dilemme exigeait une élucidation. Ils prirent place à une table et le pilote du scoot commanda des cafés et du rhum.

    - Je me contenterais du café.. je ne bois pas d’alcool..

    - Calculez moi ce que je vous dois.. Fit encore Wilfried au gars basané.

    - Vous préférez vraiment rester ici ?;. Vous voulez pas plutôt que je vous ramène.. Lui répondit son pilote.

    Wilfried se frotta la mâchoire en réfléchissant.

    - Non.. je vous remercie ;. En fait je crois que je vais aller faire un tour ;. Même s’il pleut, qu’est-ce que ça peut faire ?..

    Le gars basané éclata de rire.

    - On dit cinq cent pour la course.. c’est c’que ça vaut..

    Roger Wilfried siffla en entendant le chiffre. Malgré que son esprit était occupé avec un tout autre sujet, il fut bien conscient de la somme. Mais au bout de quelques secondes il réalisait que ça n’avait rien d’anormal. Il s’en tirait même plutôt bien en considérant le résultat. Cela faisait déjà plus d’une heure qu’ils avaient entamé ce périple, et il en conclut que le salaire était mérité. Il esquissa un geste vers son portefeuille quand il se souvint qu’il ne possédait pas autant de liquide sur lui.

    - Un chèque ;. Une carte de crédit, ça peut aller ?..

    - Euh.. je suis pas vraiment sûr..

    Le pilote laissa sa phrase en suspens. Heureusement pour lui Wilfried avait saisi le message.

    - C’est pas un problème.. accompagnez moi jusqu’à un guichet et je retire ce qu’il faut.. Il lui dit.

    Le gars se contenta de ricaner. Le premier guichet les attendait à trois cent mètres du bar. Le pilote du scoot ne fit même pas l’effort d’éteindre le moteur. Laissant son passager se diriger seul vers un hall couvert. La pluie venait de cesser et un petit rayon de soleil redonnait des couleurs à la rue. Roger Wilfried retirait à peine la liasse de billets de sa fente qu’il sentit un regard peser sur lui. Il se raidit d’instinct comme le ferait n’importe qui à un guichet de banque. Apercevant un homme qui se dirigeait vers lui d’une démarche saccadée.

     

                  - Mon.. Mons.. monsieur Barenheim.. vous êtes monsieur Barenheim.. n’est-ce pas ?.. ..

     

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    Enfin la médiocre banlieue s’estompait. Parvenant à une zone résidentielle plus cossue quand il s’avisa qu’ils dépassaient Cergy Pontoise. Ils venaient d’accomplir un trajet en ellipse autour de la capitale. Avec la récupération du véhicule à Roissy il devenait clair que ces gens brouillaient les pistes. La limousine s’embarqua sur des axes secondaires; Traçant des circonvolutions qui leur firent craindre le pire. Escaladant et redescendant une série de collines comme s’il s’agissait de montagnes russes. Avaient-ils été repérés ? La filature sembla prendre une autre tournure. Semant le doute chez le pilote et son passager. Mais soudain la Mercedes ralentit à la sortie d’un virage et s’engouffra dans un portail ouvert. A quelques secondes près ils l’auraient perdu de vue et c’en était fini. Le pilote du scoot donna un coup d’accélérateur qui les propulsa à hauteur du portail juste au moment où il se refermait. Ils purent tout juste distinguer au loin un genre de manoir ou de grande maison de maître. Une très belle demeure dans tous les cas ; Son nom était La Colombière.. comme on pouvait lire sur une plaque de cuivre vissée à hauteur d'homme. Roger Wilfried découvrait à cet instant le vrai port d’attache de celle qu’il avait fini par considérer comme étant sa propre voiture. Un engin lié à sa vie. Une boule lui obstrua la gorge. Avec l’impression de connaître les lieux. Mais c’était une illusion confuse, aucune image concrète ne lui venait. Puis il admit avec un regard circulaire, que l’idée n’avait rien d’aberrant. C’était une belle maison classique. Le quartier dans son ensemble respirait le luxe discret de la vraie bourgeoisie. Sereine et authentique. De grands arbres s’élançaient au dessus des grilles forgées. Partout aux alentours. La pierre des constructions blonde et patinée racontait des siècles d’enrichissement et de bon goût discret. C’était aussi le royaume du petit personnel et des chauffeurs de maîtres. Voilà ce qui rendait le décor si familier. L’explication en tout cas lui apparut évidente et mit fin à ses interrogations.

    - Bon ; alors.. qu’est-ce qu’on fait maintenant.. j’imagine que pour moi c’est fini ?..

    Roger Wilfried sembla bien plus surpris par cette question que par tout ce qu’il découvrait.

    - Je ne sais pas.. Il fit sans réfléchir.

    Réagissant preque aussitôt..

    - Je vais déjà commencer par vous payer.. arrêtons nous un peu plus loin.. Il continua.

    Le pilote effectua un demi tour et fonça sans lui demander son avis vers le bourg. Stoppant le gros scoot devant le premier bar sur son chemin.

    - Le mieux ça serait déjà d’aller se prendre un petit remontant.. Qu’est-ce que vous en dites ? .. .

     

     

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